De toutes mes recherches sur l'histoire des familles, jamais je n'avais trouvé un écart d'âge entre époux aussi important que celui-ci : 54 ans entre la fiancée, Marie Françoise Morvan et son futur, Mathurin Hervé.
Autant dire que les cœurs ne battaient pas à l'unisson lors de l'échange des vœux devant M. le curé. Marie-Françoise, petite cousine de mon arrière-grand-père François Gilbert, a convolé en juste noce, à l'âge de 19 ans avec Mathurin, célibataire endurci de 73 ans. La cérémonie a eu lieu à Créhen, lieu de vie de la mariée, le 11 août 1880. Le consentement de ses parents Jean-Pierre Morvan et Rosalie Gilbert était nécessaire puisque la jeune Marie-Françoise était mineure et il fut donné sans sourciller. Les bancs ont été publiés et le mariage célébré sans que personne n'y trouva à redire. Les danses, en ce jour de liesse, habituellement joyeuses et débridées, rythmées par l'accordéon n' ont probablement pas résonné jusqu'à l'aube. Et la nuit de noce, où Marie Françoise dut partager le lit conjugal avec un homme en âge d'être son grand-père, sage et chaste.
Comment peut-on imaginer les choses autrement ? Car il s'agit ici clairement d'un arrangement matériel entre deux familles, l'une cédant sa toute jeune fille à un vieil homme de plus haute condition sans 'héritier direct. Un contrat de mariage fut signé en l'étude de Maître Dubois notaire à Plancoët. Il y est stipulé que la mariée n'apportait aucun bien mobilier. Marie-Françoise, fille de laboureurs, sans profession, sans dot, n'avait que sa jeunesse à donner. Par cet arrangement, la jeune fille pouvait espérer les fruits de l'héritage de son mari assez rapidement sans que sa propre famille n'ait besoin de verser un sou pour elle ni au moment de son mariage ni après. Affaire conclue finalement en faveur de la famille Morvan car quel avantage pouvait retirer Mathurin Hervé de cette union ? Si ce n'est de savoir que ses biens ne seraient pas éparpillés aux quatre vents auprès d'une multitude de cousins et cousines après sa mort. Par ailleurs, sans doute éprouvait-il de l'amitié pour sa toute jeune femme parce que celle-ci serait à ses côtés, veillerait sur lui jusqu'à son dernier soupir et reprendrait le flambeau de l'exploitation de son patrimoine ?
Mathurin Hervé, né à Saint-Jacut-de-la-mer en 1807 d'une dynastie de pêcheurs et de marchands poissonniers, exerça le métier de douanier. A partir de 1824 un détachement de douaniers prit position sur la presqu'île : on peut estimer qu'il en faisait partie. Enfant unique, dont le père mourut alors qu'il avait 8 ans, Mathurin ne fonda pas de foyer, restant vivre avec sa mère dans sa maison située au village de Bas Biord à Saint-Jacut de la Mer. Puis lorsque celle-ci mourut en 1856, il employa une domestique, Madeleine Robin pour s'occuper du ménage. Comptant parmi les notables de Saint-Jacut, Mathurin Hervé fut élu conseiller municipal aux élections de 1870. Cependant il ne fut pas reconduit à celles de 1871 organisées après la chute du Second Empire et l’avènement de la Troisième République. Grâce aux héritages familiaux et à sa situation professionnelle de fonctionnaire, il accumula un patrimoine immobilier conséquent. Selon l'inventaire après décès et sa succession, il possédait deux maisons, la première avec un étage et lucarne, son habitation, l'autre, une maison basse mitoyenne qui servait de dépendances et une trentaine de parcelles de terre labourables et pâturables situées principalement à Saint-Jacut et quelques unes à Créhen. Il les affermait et les revenus qu'il en tirait lui assuraient une retraite confortable de propriétaire aisé. De là à supposer que les parents de Marie-Françoise aient pu être les fermiers de certaines de ses terres et par ce biais favoriser la rencontre avec sa future femme, il n'y a qu'un pas.
Mathurin, probablement déjà affaibli par la maladie et par son grand âge lors de son union avec Marie-Françoise (n'oublions pas qu'à la fin du XIXème siècle l'espérance de vie masculine en France ne dépasse pas les 45 ans), meurt à peine 2 ans plus tard, âgé de 75 ans. Sentant sa fin proche, il rédigea un testament olographe quelques semaines avant son décès; celui-ci confirmait la jouissance de tous ses biens en usufruit à sa femme jusqu'à la propre mort de celle-ci. Sa lecture est émouvante car l'écriture à la main en dit beaucoup sur son état de santé et apporte de l'humanité à la relation qu'il entretenait avec son épouse.
Finalement, ce mariage-éclair permit à Marie-Françoise d'accéder à son autonomie avec un statut social de propriétaire enviable pour une femme. Devenue une jeune veuve convoitée, elle prit le temps de faire son choix parmi les prétendants. Elle épousa, à l'âge de 25 ans, Ange Denier, de deux ans son aîné, laboureur à Trégon, avec lequel elle aura deux filles. Ironie de l'histoire, ses unions auront toutes les deux été placées sous le signe de l'argent. L'une au sens propre, l'autre au sens figuré : un denier était une unité monétaire servant au titrage de l'argent jusqu'à la Révolution française.
Anne Forest
Saint-Jacut-de- la -Mer
La presqu'île de Saint-Jacut de la Mer située sur la côte d'Emeraude (Côtes d'Armor) entre Saint-Cast-le Guildo et Saint-Lunaire est entourée par deux baies. Elle est bordée à l'ouest par la baie de l' Arguenon, et à l'est par les baies de Lancieux et de Beaussais.
Saint-Jacut était un village de marins, de pêcheurs et aussi d'agriculteurs dont la population se stabilisa autour de 1000 habitants au cours du XIXème siècle. Les Jaguens s'enrichirent grâce à la pêche aux huîtres. Au milieu du XIXème siècle il était l'un des ports de pêche les plus réputés de Bretagne. Maquereaux, raies, soles, turbots étaient expédiés à Saint-Malo, Saint-Servan, Rennes, jusqu'à Paris pour les huîtres.
A partir de 1860, le tourisme balnéaire prit son essor avec le développement de la mode des bains de mer. Les nombreuses plages de Saint-Jacut dont celle du Rougeret la plus célèbre furent fréquentées par des familles anglaises, parisiennes, malouines, dinanaises, rennaises venues chercher le repos et la santé. Afin d'accueillir ces nouveaux arrivants, les Jaguens firent construire des hôtels : l'hôtel des Dunes en 1883, l'hôtel des Bains en 1890, la villa Les Ecluses en 1896...Sans oublier l'Abbaye.



Le village de Biord
Ce nom est issu de « buor » qui signifie enclos à bétail en vieux breton. Ce village est localisé au sommet d'un tertre, duquel on observe l’aspect étiré de la presqu’île et au nord l'île des Ebihens. En contrebas s'étendait des labours et des champs où paissaient moutons et vaches. Biord est situé juste un peu avant l'entrée du Saint-Jacut historique au croisement de la Grande Rue et de la rue de Dinan. C'est ici que Mathurin Hervé a passé toute sa vie et que Marie-Françoise est venue l'y rejoindre. Sans avoir pu reconnaître exactement l'emplacement de sa maison, la configuration des deux maisons (cf. photo 2) ressemble beaucoup à leur description dans l'inventaire après décès. Par ailleurs, les caractéristiques architecturales de ce type de maison sont très bien décrites ci-dessous :
"La maison de notable avait au moins un étage et un grenier avec une ou deux jolies lucarnes (cf. photo 1 et 2). Sa toiture était en ardoises. Exposée au midi, elle montrait un pignon aveugle côté rue principale (photo 2). La lucarne était une baie ouverte sur le rampant d'un comble de la maison pour éclairer et aérer le grenier. C'est le seul ornement d'un habitat par ailleurs très sobre mais aux justes proportions. La face toute en pierre est surmonté d'un fronton cintré. L' ouverture descend plus bas que la corniche de la toiture (photo 1)"extrait du Guide historique de Saint-Jacut de la Mer.



Les époux Hervé
Mon testament
Je soussigné Mathurin Hervé donne et lègue à Jeanne Morvan ma femme tous mes biens mobiliers, créances que je posséderai à mon décès en toute propriété et usufruit. L'usufruit de tous les biens immeubles qui composeront ma succession avec dispense de caution et d'état des lieux pour sa vie. Je l'autorise à abattre le bois qu'elle jugera avoir besoin.
Fait de ma main à Biort le 18 décembre 1881.
Signé Hervé
Signature de Marie-Françoise, sa femme "Veuve Hervé née Morvan" sur le document de succession .


Sources
- Archives Départementales des Côtes d'Armor
- Guide historique de Saint-Jacut de la Mer des origines à 1900 -Dominique Brisou -Les Amis du Vieux Saint Jacut
- Voyage généalogique réalisé en septembre 2018
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Anger Jacques (lundi, 24 septembre 2018 19:33)
J'ai l'impression de commencer à lire .... et puis , pof! l'histoire s'arrête.
Anne!
J'en veux plus!
On a l'impression d'être appâtés.... A quand la suite? Mais la vraie , la grande ?
Anne (lundi, 24 septembre 2018 21:05)
Cher Jacques,
Je te remercie de ce commentaire. Et si je le comprends bien , tu apprécies mes histoires mais tu ne les trouves pas assez longues. Le principe de ce blog est de publier des articles. Un article égale un récit historique. De fait je condense mes récits pour tenir le format. Je pense déjà depuis quelques temps à m'essayer à l'écriture d'un roman et pourquoi pas à sa publication. Si j'aboutis, tu en seras le premier informé !
Le devic bernard (lundi, 24 septembre 2018 21:22)
Merci Anne , un plaisir certain de te lire un moment de détente après une journée de labeur. � Bises
Anne (mardi, 25 septembre 2018 09:50)
C'est gentil de ta part Bernard. Je suis ravie que mon article t'ait plu. Bon courage dans ton travail. Bonne journée. Bises
Corinne JEGADO (mercredi, 26 septembre 2018 15:42)
Anne,
Vos recherches liées au plaisir de votre voyage sur cette belle côte d'émeraude ont engendré des articles tellement agréables à lire.
Continuez s'il vous plaît !
Amitiés
Anne (jeudi, 27 septembre 2018 09:32)
Chère Corinne,
Merci de votre commentaire, toujours aussi sympathique. C'est très plaisant pour moi de partager ces histoires familiales et de savoir qu'elles sont appréciées.
Bien amicalement
Laurence (samedi, 29 septembre 2018 11:22)
Toujours aussi agréable de lire ta belle écriture! Continue ;-)
Xavier (samedi, 29 septembre 2018 11:34)
Merci pour ce bel article : précis et très bien écrit.
Quelle famille !
Anne (samedi, 29 septembre 2018 15:45)
Xavier et Laurence,
Contente de vous savoir là. Merci pour vos compliments qui me vont droit au cœur.
Bises